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Virginie Guy

Écrivain privé - Biographe

Albert, 95 ans : l'arrivée des premiers tracteurs dans les campagnes françaises.

vieux tracteur dans champ de foin

On élevait du « veau sous la mère ». C’était ce qu’on avait toujours fait, avec un « moindre » bétail. Qu’est-ce que « Le veau sous la mère » ? C’est une façon d’élever les veaux. C’est assez courant dans notre région. Il faut laisser le petit téter sa mère deux à trois fois par jour à heures fixes. C’est une bonne pratique pour le bien-être animal car le sevrage se fait en douceur. Cela permet une bonne croissance du veau et la viande est bien meilleure. Chez nous, c’était une petite production mais de qualité. Pourtant avec seulement les vaches, il faut dire qu’on n’en vivait pas. Alors nous avons décidé d’élever des cochons aussi et là c’était plus rentable.

Bien sûr, à côté, il y avait aussi les travaux des champs. Les labours, les semis, les moissons, faire sécher les récoltes, les rentrer à l’abri. De longues journées. Éreintantes. Il fallait se lever tôt et on se couchait tard. Tous les jours, sans repos. À cette époque, le travail était très dur, très fatigant. Car il faut bien mettre les choses en place, toutes ces tâches se faisaient à la main ; avec le bétail comme dans les champs. On utilisait les moyens qu’on avait. Et tout le monde, tous les paysans travaillaient comme cela.

Je me souviens des tous premiers tracteurs, quand ils sont arrivés dans les fermes par ici, dans les années 1950. C’étaient des Massey Ferguson des petits « Pony », moteur essence. Ils venaient d’Amérique, pour aider la France à se reconstruire dans le cadre du plan Marshall. Puis, comme ils coûtaient cher, ils ont ensuite été construits chez nous, en France. Alors, on s’est tous « jetés » sur ces machines qui venaient nous sauver de notre dur labeur, « qui allaient nous rendre la vie meilleure », nous vantait-on. Nous en étions tous convaincus ! Ils remplaçaient les chevaux, ils étaient faciles à conduire. Ils étaient bien équipés d’outillages que l’on pouvait manipuler depuis le volant, c’était bien pratique. Quel temps gagné dans les travaux des champs ! On appréciait leur facilité d’utilisation et nous étions moins fatigués de nos journées. Moi aussi bien sûr j’en voulais une de ces machines miraculeuses ! Et j’insistais tant, à tout moment, auprès de mon père et ma mère : « il faut m’acheter un tracteur, il faut m’acheter un tracteur !» les suppliais-je. Nous ne pouvions pas laisser passer cette occasion. Ils me l’ont finalement acheté. C’était un tracteur avec charrue alternative, c’est-à-dire que l’on pouvait basculer la barre de socs sans avoir à tout démonter à chaque changement de rang lors du labour. Il avait aussi une barre de coupe. C’en était fini de la corvée de faucher le foin à la main !

C’était merveilleux comme ces tracteurs nous facilitaient le travail dans les champs, nos tâches en étaient allégées. Nous étions enfin libérés de ces journées pénibles à couper le foin à la faux, puis le retourner à la fourche afin de le faire sécher et enfin le transporter sur une charrette tirée par deux vaches. Tout cela nous prenait tellement de temps et abîmait nos corps. Peut-on, aujourd’hui, imaginer à quel point ces premières machines ont soulagé notre labeur et par la même ont amélioré notre qualité de vie ? Plus aucun travail dans les champs à rester courbé toute la journée vers le sol et par tout temps ; à pousser la charrue dans la terre boueuse ou au contraire sèche et dure comme du caillou. Ces tracteurs étaient de véritables sauveurs ! On allait enfin vivre mieux !

Mais avec du recul, je pense qu’on vivait en fait bien plus mal après l’arrivée des tracteurs qu’avant mais plus pour les mêmes raisons. A bien réfléchir, ces machines agricoles n’ont pas vraiment changé notre vie, en dehors du travail de la terre bien sûr. Non, ces machines fabuleuses n’ont pas transformé notre quotidien comme nous l’avions cru. On ne se couchait pas plus tôt qu’avant et on ne se levait pas plus tard non plus. De ce côté-là rien n’avait changé. Je vous dirai même qu’on vivait vraiment mieux avant. Ah, oui, je vous l’avoue même si, grâce au modernisme, notre labeur était moins pénible. Un danger se cachait là où on ne le voyait pas.

On n’en avait jamais assez de ce progrès, on en voulait toujours plus ; c’était la course aux équipements dernier cri, les technologies les plus modernes nous alléchaient dans les publicités. On était rentrés, petit à petit, dans une course aux euros, une course à la productivité. Toujours plus, toujours plus… Produire plus, gagner plus… Pour une meilleure vie, croyait-on. Produire plus, gagner plus et l’argent allait à la banque pour rembourser les emprunts. Parce que, bien sûr, nous petits paysans, on ne pouvait pas payer tout cela tous seuls, alors on devait faire appel à elles, aux banques. Elles finançaient tous les investissements dont on avait besoin, de plus en plus au fil des ans, pour faire face aux exigences de la production croissante. Et on avait du mal à rembourser nos dettes ! Au bout du compte, on n’avait jamais fini de payer… Il était là le revers de la médaille : l’endettement !

Les jeunes qui s’installaient et qui se laissaient séduire par les équipements les plus modernes, se sont endettés parfois jusqu’au cou. Mais notre métier est dépendant des aléas climatiques, sécheresse, gel, grêle. On ne peut pas prévoir à l’avance si les récoltes seront bonnes ou mauvaises, les rentrées d’argent sont incertaines. C’est malheureux à dire, mais beaucoup d’agriculteurs ont fini par se sentir au bord du gouffre, étranglés par leurs dettes à rembourser alors que pas assez d’argent ne rentrait. Alors dirait-on encore que les agriculteurs d’aujourd’hui vivent mieux qu’à mon époque ?

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